Chevenement
"Patriotisme économique et Europe européenne"

le 04/04/2015 à 11:07 | Lu 6294 fois

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Entretien de Jean-Pierre Chevènement paru dans Défis, avril 2015.

Défis : La notion de patriotisme économique vous paraît-elle légitime dans le discours politique ?
Jean-Pierre Chevènement : Le patriotisme économique doit être soigneusement distingué du nationalisme économique. Le patriotisme économique est la défense de l’intérêt général du pays concerné, et cet intérêt général ne s’oppose pas forcément à un intérêt plus vaste. Il n’y a sur un aussi vaste sujet que des réponses particulières. Par exemple, la France est aujourd’hui un pays en voie de rapide désindustrialisation dont le déficit commercial en 2012 atteignait 75 milliards d’euros. Face à une telle désindustrialisation, il est nécessaire de se préoccuper de redresser le cours des choses, si l’on raisonne à l’aune des intérêts de la France. Mais qui raisonne encore aujourd’hui dans l’univers politique et économique à l’aune des intérêts de la France ? Le paradigme européen s’est substitué au paradigme national dans les années 1980- 1990 et aujourd’hui parler d’intérêt national est très mal perçu par un certain nombre de gens. C’est une erreur car, hormis le cas des très jeunes Etats qui ne constituent peut–être pas encore véritablement des Etats-nations (notamment en Afrique), le monde reste fait de nations. Les pays dit « émergents » sont des nations sûres d’elles-mêmes, conquérantes, qui veulent laver l’humiliation qu’elles considèrent avoir subie à l’époque où elles étaient colonisées ou plus ou moins mises en coupe réglée, comme la Chine. On ne peut pas comprendre le dynamisme chinois actuel sans avoir saisi que la Chine souhaitait purger le siècle d’éclipse qu’elle a connu du milieu du 19ème siècle jusqu’à 1949.

Également, la nation américaine est sûre d’elle-même. Elle a une conscience d’empire d’une certaine manière, comme nous avons pu l’avoir avant 1940, en tout cas avant 1914. On s’identifie assez naturellement à un pays qui est la super puissance reconnue. Par conséquent, les Etats-Unis, même si leur modèle social, d’organisation, plus communautariste, est assez différent du nôtre, sont rassemblés par une foi dans leur « destinée manifeste » qui fait contraste avec le désenchantement, le désarroi français. Aujourd’hui, le French Bashing, qui n’est jamais mieux pratiqué qu’à l’intérieur de nos frontières, la repentance systématique pour des faits qui peuvent être regrettables mais qui ne sont jamais examinés sous tous leurs aspects (considération des ombres et des lumières), démontrent que la France est incontestablement un pays en situation de grande faiblesse psychologique qui mérite qu’on se mobilise pour lui si on veut le sauver.

Regardons en Europe, croyez-vous que le sentiment national ait disparu ? L’Allemagne a magnifiquement utilisé la carte européenne pour retrouver son unité et sa puissance internationale mais elle n’a pas toujours suivi la ligne dans laquelle le général de Gaulle s’était engagé et qui consistait à ne pas faire d’un atlantisme exclusif l’unique avenir de l’Europe. Elle poursuit aujourd’hui ses intérêts sans trop de complexes. La règle d’or, adoptée en 2009 et qui sera étendue au reste de l’Europe en 2012, la politique énergé- tique de Madame Merkel, qui constitue un virage complet sans concertation préalable avec quiconque, et la politique étrangère de la Chancelière à l’Est et au Sud, dans laquelle il est difficile pour un Européen de se reconnaitre, sont des exemples emblématiques de cette volonté allemande.

On voit bien que lorsqu’il y a débat entre l’Europe et la Chine, par exemple sur les panneaux solaires, c’est l’Allemagne, seul pays européen à avoir un excédent sur la Chine, qui impose l’armistice, par peur d’une réaction chinoise qui affecterait l’exportation de ses biens d’équipement.

Les nations existent donc encore. La question est de savoir si la France peut encore avoir les moyens d’exister. L’Europe, c’est aussi un rapport de forces au sein du tandem France/Allemagne. Alors que dans l’Europe à six, la France jouait le premier rôle, l’Allemagne étant divisée, dans l’Europe à 28, l’Allemagne a une place centrale à la fois pour des raisons géographiques, géopolitiques, économiques, industrielles et politiques. Toutefois, la faiblesse de la France est un élément de déséquilibre de la construction européenne et constitue donc un problème très grave pour l’avenir de l’Europe toute entière.

Quel regard portez-vous sur la gestion des enjeux industriels ?
Je suis peiné de voir avec quel dédain les dossiers comme celui de notre sidérurgie ont été traités. La privatisation d’Usinor-Sacilor dans les années 80-90, la constitution d’un groupe sidérurgique européen, « Arcelor », dont le siège a été fixé à Luxembourg, a ôté à la France tout pouvoir lorsque Mittal a lancé son OPA. Ainsi, 50 ans après le traité de CECA, la sidérurgie française disparaissait. L’Allemagne quant à elle n’a pas perdu ThyssenKrupp, que je sache.

L’Etat peut agir mais dans le cadre des « obligations européennes ». C’est le Commissaire à la concurrence qui fait la loi, soit pour interdire une acquisition, comme dans le cas du projet de rachat d’Alcan par Pechiney, soit pour obliger une cession, comme dans le cas des Chantiers navals de l’Atlantique cédés par Alstom à une entreprise norvégienne. On peut ici reprocher aux hommes politiques d’avoir accepté cette réglementation sans aucun contrôle des Etats. Beaucoup de voix se sont d’ailleurs élevées pour critiquer les conditions dans lesquelles la Commission européenne exerce sa mission de contrôle de la concurrence.

Il faut aussi parler des consommateurs. Le réflexe consistant à acheter un produit français s’est quand même largement perdu (le « Made in France », etc.). Je ne parle pas de l’exil fiscal de certains contribuables en Belgique qui me consterne en tant que citoyen.

La notion de patriotisme me paraît légitime dès lors qu’elle n’est pas non plus exacerbée. Je ne suis pas partisan du repli, du protectionnisme mais plutôt d’une certaine harmonisation au niveau européen. Par exemple, le tarif extérieur commun qui était une marque de fabrique du marché commun au départ a quasiment disparu, érodé successivement par l’Uruguay Round, le GATT puis par l’OMC. Je suis donc plutôt partisan d’une monnaie qui nous permette de nous battre à armes égales, et ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Je suis pour le patriotisme économique. Rééquilibrer nos comptes extérieurs est un impératif essentiel. Il faut que la France retrouve son équilibre commercial. Je ne crois pas beaucoup aux politiques de déflation interne, elles sont trop douloureuses et peuvent être en définitive contre-productives surtout quand elles sont menées simultanément dans tous les pays d’Europe. La politique du taux de change est un point fondamental. Nous avons un change surévalué depuis très longtemps, à l’exception d’une très courte période de 1998 à 2001 qui a correspondu à la période du dollar fort. Un pays qui a une monnaie surévaluée et qui ne possède pas de pôles de compétitivité situés dans le haut de gamme est un pays qui ne peut qu’assister à l’érosion des marges de ses entreprises et à sa marginalisation industrielle. Il y a une corrélation extrêmement forte entre le taux de change et le déficit commercial. L’éducation, la formation professionnelle, la recherche notamment industrielle, l’innovation, le tissu productif, l’aide apportée aux petites et moyennes entreprises industrielles sont également importants mais ils ne sont pas du même ordre, ils n’ont pas le même effet structurant dans le court et moyen terme.

Pensez-vous que les confrontations industrielles et commerciales contemporaines puissent légitimement s’inscrire dans la sémantique de la « guerre économique » ?
Dans la sémantique non, car je ne pense pas qu’il faille parler de guerre économique. La guerre n’est jamais souhaitable si elle est évitable. Je pense qu’il faut défendre nos intérêts. Il ne faut pas être naïf vis-à-vis de notre environnement géoéconomique. Jean-Michel Quatrepoint a publié un livre de qualité sur la querelle des empires, les rapports entre les Etats-Unis, la Chine, et l’Allemagne (1). L’Allemagne est aujourd’hui l’atelier industriel du monde pour le haut de gamme mais combien de temps encore avant qu’elle ne soit remplacée par la Chine ? Il faut étudier ces phénomènes, il faut être réaliste. Si nous ne sommes pas soucieux de réindustrialiser le pays à travers des technologies numériques ou la robotisation, nous ne reconstruirons pas une structure industrielle solide.

La stratégie économique des grands pays est très mal étudiée. Je suis frappé de voir que les responsables politiques abordent les dossiers de manière très sectorielle, sans vue d’ensemble, sans voir ce qu’est en réalité la stratégie elle-même, ce qui fait l’originalité d’un pays par rapport à l’autre. La France, par exemple, a un déficit dans le domaine de l’automobile de 10 milliards. En 2006, nous avions un excédent de 10 milliards. L’Allemagne a elle un excédent de 100 milliards. En matière de biens d’équipement également, l’Allemagne a un excédent de 80 milliards. Dans quel secteur sommes-nous mieux placés que l’Allemagne ? Celui de l’aéronautique (20 milliards contre 13) et de l’agroalimentaire mais cela ne se joue qu’à 2 ou 3 milliards près. On ne regarde qu’avec peu d’attention les balances commerciales et les balances des paiements courants, les documents de base qu’il faut connaître et analyser pour comprendre ce qui nous arrive.

Il faut analyser l’état des pays, établir un diagnostic et comprendre leur projet. Quel est le projet de l’Allemagne ? Les Allemands exportent de plus en plus hors de l’UE, vers la Russie, la Chine, l’Inde, mais surtout vers les Etats-Unis. Cela explique beaucoup de choses par rapport au Traité Transatlantique. Les grands groupes allemands y sont en effet favorables car il leur permettrait de créer des plateformes à bas coûts à la frontière des Etats-Unis et du Mexique. Mais ce n’est peut-être pas dans l’intérêt de tous les Allemands de favoriser une politique qui va aboutir à la délocalisation de grandes unités de production aujourd’hui allemandes. Que va-t-il rester de la politique allemande dite du Standort Deutschland ? Parce qu’il y a des visions contradictoires dans la stratégie mondiale. La stratégie du capitalisme avancée avec le néo libéralisme a consisté à délocaliser une grande partie des unités de production vers les pays à bas coûts, tout en maintenant la centralisation des dividendes. Le capital ne reste pas dans les pays où il est investi, il revient. Mais en même temps, au bout de 20 ans, on s’aperçoit que la balance commerciale américaine est déficitaire de 500 à 600 milliards de dollars dont 200 par rapport à la Chine. M. Obama s’attache aujourd’hui à poursuivre une stratégie de relocalisation industrielle. Les systèmes économiques ne sont pas gouvernés par la raison politique, ils ont leur propre logique qui échappe à la volonté consciente des hommes. On devra s’interroger un jour, quand on fera le bilan, sur la signification de l’expérience néolibérale menée sous l’impulsion de Mme Tatcher, M. Reagan et plus particulièrement pour l’Europe continentale de M. Delors.

Ce qui fait défaut à la France est une vision stratégique, une compréhension fine des objectifs poursuivis par les diffé- rents pays, pour mieux se positionner elle-même. La zone euro représente à peine 40% des débouchés de l’Allemagne. Cette dernière s’est servie de la zone euro comme d’un tremplin pour conquérir les marchés mondiaux, parce qu’elle est un acteur mondial, contrairement à la France, à l’Italie et à la Grande-Bretagne. Les hommes politiques français ont une vision extrêmement étroite du champ des relations internationales, très politique. A titre d’exemple, le fait que le pouvoir européen serait concentré à la fois autour de l’Allemagne et de la France est un point de vue plutôt français, en démontre l’absence de traduction en allemand de l’expression « couple franco-allemand ». Nous ne pouvons actuellement parler de « politique industrielle européenne ». La France est aujourd’hui davantage dans une position de « suiveur ». Elle se voit imposer sans concertation des décisions qui ont été prises ailleurs.

Vos ouvrages ont exploré la fragilisation de l’idée de Nation. N’est-ce pas cette dernière qui nous rend vulnérable dans ce contexte de l’affrontement compétitif mondial ?
La mise en commun des souverainetés rêvée par Jean Monnet était celle de deux pays profondément atteints par la Seconde Guerre mondiale ; l’Allemagne et l’Italie, et d’un troisième qui avait miraculeusement récupéré sa souveraineté grâce au Général de Gaulle et qui était en fait le véritable obstacle à une organisation technocratique, au sein d’un marché sous ombrelle américaine constitué de ce qui restait de l’Europe, la partie non vassalisée par l’Union soviétique. A ainsi été créée une sorte de tête de pont sous tutelle américaine. Mais le visage de l’Europe s’est métamorphosé depuis lors. L’erreur serait de croire que l’Europe est restée la même depuis les années fondatrices. Les hommes politiques français de l’époque avaient fait le deuil de la nation et considéraient que les autres pays le faisaient également. Ils n’imaginaient pas que l’Allemagne, l’Italie, ne puissent pas en faire autant. Continuant d’adopter le schéma de pensée des années 50-60, ils n’ont jamais retrouvé le souci d’équilibrer – même d’un point de vue européen, s’ils avaient été vraiment perspicaces – le rapport de forces franco-allemand, actuellement rompu. Et, à plus long terme, l’Allemagne souffrira d’une France trop affaiblie. La France était l’élément d’équilibre qui permettait à l’Europe d’exister politiquement. Là, nous sommes tombés trop bas et nous sommes maltraités. Les Français le ressentent, même s’ils ne le disent pas.

La construction d’une « Europe européenne » qui aurait ses intérêts distincts de ceux des Etats-Unis avait peu d’importance pour Jean Monnet. Beaucoup pensaient que l’Europe allait pouvoir un jour se substituer à la France. Mais s’ils s’étaient vraiment interrogés, ils auraient compris qu’ils lâ- chaient la proie pour l’ombre. Malheureusement, la France est aujourd’hui placée dans une situation très difficile. Ce n’est toutefois pas une nouveauté, cela s’inscrit dans le fil d’une longue histoire...

L’affaire Alstom a donné lieu à l’élargissement du décret de 2005 (2) sur les secteurs stratégiques, y adhérez-vous ?
Le désengagement de Bouygues ne suffisait pas à légitimer l’abandon d’Alstom à General Electric, il apparaissait normal que l’Etat français réagisse. Alstom, c’est la sédimentation de la commande publique depuis 1879. L’élargissement du décret de 2005 sur le contrôle des investissements étrangers a permis à l’Etat d’engager des négociations avec General Electric.

Il faut regarder ce qu’il se passe en dessous des événements qu’on nous donne à voir, regarder les tendances longues. On observe ainsi que le déclin de la France remonte à une période lointaine. Déjà très affaiblie économiquement en 1914 par rapport à l’Allemagne, la France sort en outre appauvrie démographiquement de la Première guerre mondiale. Elle a aussi perdu la remarquable combinaison de politique extérieure et de politique de défense dont elle avait su se doter avant 1914. Bien que le général de Gaulle réussît à remettre la France en piste durant les Trente glorieuses, cette dernière est, depuis le milieu des années 70, sur une pente déclinante... Il sera difficile pour la France de se relever. Ce nouvel élan nécessiterait un changement d’état d’esprit et un retour de confiance de la France en elle-même. C’est parce que nos classes dirigeantes ont cessé depuis longtemps de croire à la France qu’il est si difficile de remotiver le pays dans son ensemble. Mais tout n’est peut-être pas perdu...


(2) Commentaires
1. Jp JP le 04/04/2015 14:45
Parfaite et courageuse analyse de JPchevènement.
Mais pourquoi tout est bloqué depuis au moins…. 35 ans ? Il faut peut-être aussi voir D’OU VIENNENT ceux qui font les lois en France :
les députés => http://libertariens.chez-alice.fr/strav.htm les sénateurs => http://www.senat.fr/senatoriales2011/listes/liste_composition_par_categorie_socio-professionnelle_apres_renouvellement_definitives_elu.pdf
et puis CE QU’ILS COUTENT (situations financières confortables « autoblocantes »… pour tout le pays) :
1) les anciens présidents : http://www.challenges.fr/economie/20130214.CHA6248/ce-que-coutent-encore-giscard-chirac-et-sarkozy-aux-francais.html
2) les députés et les sénateurs : http://fortune.fdesouche.com/277926-chaque-depute-coute-978-000-euros-par-an-aux-contribuables
2. Olivier D'AREXY le 04/04/2015 18:19
Nous, avons cru pouvoir nous passer de Ch de Gaulle pour construire une Europe dans laquelle, la France aurait forcement la place qu'elle méritait, pensions nous, puisque nous en étions les initiateurs. Hélas, l'histoire nous apprend encore que les bons sentiments ne peuvent suffire à faire de bonnes politiques. Il y a des contingences et des nations , JP Chevènement nous le rappelle encore aujourd'hui avec cette magistrale et brillante démonstration.
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